Ice Skating Time | Libre

Alors, qui qui va s'casser un os avant la fin d'la journée, interpella l'hispanophone, à l'accent fort prononcé, moi, j'prends les paris, ajouta-t-il pour ne pas trop se mouiller, et ainsi ne pas faire partie des participants du jeu. Les trois autres se tournèrent vers l'homme du Sud, arrêtant ainsi de chausser leur patins, et le premier à prendre la parole ne fut autre que l'asiatique. Étonnant, se moqua Chaï, le sourire malicieux accroché sur les lèvres, rappelle-moi la dernière fois qu't'as réell'ment participé à une game, pointa-t-il le fait qu'il se désignait trop souvent comme garde de mise. J'ai une famille moi les gars, j'peux pas faire n'importe quoi, se défendit-il de ses "y" qui remplaçaient les "j", et de ses "r" qui roulaient sur la langue, -et dans le fond il n'avait pas tort. Du quatuor, il était le seul à s'être marié et à s'être construit une vie plus posée avec enfants. Qui plus était, le sud-américain avait déjà failli perdre la confiance de son épouse, et il ne voulait pas réitérer l'expérience. C'était compréhensible, et ses compagnons le connaissaient depuis bien trop longtemps pour ne lui souhaiter que du bonheur; ça faisait tout de même presque vingt ans qu'ils erraient ensemble.  

J'mise vingt dollars sur "Spy", assura le thaïlandais d'origine après avoir sorti son porte-feuille de la poche de son jeans déchiré. Une fois le billet trouvé, il le tendit à celui qu'ils surnommaient tous "Prod", parce que, dans leurs jeunes années, il avait été le seul à produire ou/et vendre de la bonne came, de bons flingues, à bas prix. L'européen aux cheveux de blé et aux yeux azur haussa les sourcils face à cette attaque indirecte, et comprit qu'il n'aurait d'autre choix que de se liguer contre le bridé : vingt sur "Thug". : l'ancien soldat de leur gang. Le troisième joueur, "Sprint", n'avait plus qu'à choisir son camp, mais était-il capable de choisir entre l'intelligence de l'un et la force de l'autre ? Vous m'mettez mal les gars, commenta-t-il, j'donnerai mon fric au gagnant; même entre eux, tout était question de fric. Adjugé, accepta Chaï qui, comme les autres, termina de nouer les lacets. Une fois prêts, ils s'élancèrent chacun leur tour sur la piste au milieu de la foule qui s'adonnait tranquillement à cette activité hivernale. Ils commencèrent doucement, restèrent grouper à faire quelques tours de piste, mais rapidement, les deux adversaires vinrent à se chercher. 

C'était un jeu qu'ils prisaient, et tous les lieux étaient bons pour une partie de plaisir. Cela leur rappelait la bonne époque, époque lors de laquelle il était question de faire tomber les autres pour survivre dans les rues de New-York, et les écraser pour gagner un semblant de respect auprès des délinquants dont ils faisaient partie. Si aujourd'hui ils n'étaient plus vraiment du terrain, le besoin de sortir du confort et l'envie de dépasser leurs limites étaient toujours d'actualité. Alors, malgré la forte amitié qui les soudait, il leur arrivait fréquemment de tester la supériorité des uns et  des autres en de nombreux défis; et aujourd'hui ça leur coûterait une fracture pour soixante dollars. "Sprint" et "Prod" continuèrent à la jouer cool, quand "Spy" et "Thug" finirent par accélérer leurs mouvements et en vinrent à se bousculer lorsqu'ils arrivaient à même hauteur, et ce malgré la présence d'autres citoyens de la grosse pomme. Ils n'avaient pas peur d'être violents l'un contre l'autre, et se trouvaient souvent à cogner les barrières qui entouraient la piste et à perdre l'équilibre; les autres n'existaient plus autour d'eux, laissant certains grogner à leurs passages rapides et dangereux.

Ils furent pourtant interrompus très vite par l'intervention d'une inconnue qui, pendant leur course effrénée, ne trouva bon que de s'agripper à l'un d'eux pour éviter de s'aplatir sur la glace. Chaï sentit une main attraper son pull, mais n'eut le temps de se contracter qu'il fut emporté à terre dans l'élan. Elle et lui tombèrent, elle sur le cul, lui sur la hanche gauche. Heureusement, les autres patineurs purent les éviter de justesse, et ainsi ne pas créer plus de dégâts. Le visage de l'asiatique se fronça, une légère douleur lui prit sur le haut de la cuisse, et son coude était éraflé du fait que sa manche était relevée. Il lui en fallait plus, heureusement, et il leva rapidement le regard sur l'importune. Ça va, ça va, fit-il pour éviter les excuses interminables, rien d'cassé, interrogea-t-il la jeune femme, moment où ses camarades vinrent rapidement à leur rencontre. Putain, s'exclama l'hispanophone. C'est c'qui s'appelle tomber comm'une merde, commenta l’israélien, rieur. L'ouvrier se releva et tendit sa main pour aider celle qui avait mis involontairement fin à leur compétition. Faites pas attention à eux, rassura-t-il la brune, j'vais vous aider à r'joindre le bord, se proposa-t-il.

Il insista en secouant sa dextre devant les yeux de sa vis-à-vis encore assise. C'était bien trop dangereux de faire état des blessures corporelles au beau milieu du terrain froid, et pour sûr qu'ils n'avaient rien de bien grave à déplorer, -un hématome, une éraflure, tout au plus. Une fois la main de la jeune femme dans la sienne, il la tira à lui. Il n'eut d'autre choix que de joindre les phalanges droites à sa taille pour lui éviter de partir en avant, et ainsi de lui rendre un peu de stabilité sur ses patins. C'dang'reux de draguer comme ça Mam'zelle, continua l'homme aux cheveux ébènes et aux yeux gris, autant frustré de n'avoir pu montrer ses capacités qu'amusé de la situation. Chaï fit abstraction de l'intervention de son compatriote et ajouta : si ça n'tourne pas, vous vous sentez d'y aller ? Après tout, la rambarde n'était qu'à quelques mètres d'eux, et le thaïlandais ne semblait pas prêt de la lâcher, se montrait même insistant à l'y accompagner.